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Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.

vendredi 11 mars 2005

Vous ne vous êtes certainement jamais posé la question de savoir comment un type comme moi, qui a quand même un emploi à temps plein, trouve encore le temps de bloguer... Et bien vous avez raison. Cela prouve que vous avez mieux à faire. Mais ce n’en est pas une (de raison) pour ne pas y répondre (à la question).

En fait la réponse tient en une simple phrase : “Je suis chercheur”. Mais pour que vous compreniez bien toute la signification de cette réponse, il est nécessaire que je vous présente brièvement, la méthodologie de travail standard dans la recherche :

Première phase : Période de maturation des travaux précédents, de recherche d’idées, de veille technologique. En clair : on glande sur Internet. La durée de cette phase peut aller de quelques minutes (quand on est en thèse et qu’on a envie d’avoir un poste) à quelques années (quand on a le poste)

Deuxième phase : L’idée. The Idea. the Big One. Celle qui vous vaudra le prix Nobel pour peu qu’ils en inventent un dans votre discipline ou la médaille Fields pour peu que vous soyez matheux, mais si vous êtes matheux, vous faites des maths, vous ne lisez pas les blogs. Cette phase est certainement la plus jouissive, mais c’est aussi la plus brève (quelques secondes).

Troisième phase : Vous commencez à parler un peu de votre idée autour de vous, comme ça, négligemment, l’air détaché. Mais intérieurement, vous guettez fébrilement la réaction de votre interlocuteur, laquelle peut être de trois sortes :
-  "Oui, mais non, parce que... " Suit un petit exposé succint du pourquoi votre idée est pourrie, nulle, non avenue, méprisable, amibiesque, sous-protoplasmique. (80% des cas)
-  "T’es gentil mais xxx [1] y a pensé il y a 30 ans ; t’as pas lu son papier dans yyy [2] ou quoi ?" (19.9% des cas)
-  "..." (0.1% des cas)
"..." en fait ça veut dire que les gens à qui vous en parlez ne trouvent rien à redire de prime abord. Et là c’est bonnard. Ou alors vous en avez parlé à votre shampoinneuse favorite et là c’est normal [3]. Si vous avez eu que des "..." à l’étape précédente, vous pouvez passer à la quatrième phase. Sinon, vous retournez directement à la phase 1, vous ne passez pas par la case Nobel, vous ne touchez pas 20 000 francs.

Quatrième phase : vérification de la validité de l’idée. En général quelques mois de travail enfiévré (pendant lesquels vous oubliez amis, famille, et toute forme de vie sociale) pour voir si l’idée mérite d’être exploitée. Si ce n’est pas le cas vous retournez directement en phase 1, vous ne passez pas par la case Nobel, vous ne touchez pas 20 0000 francs.

Cinquième phase : Quelques mois à quelques années (voire à toute une carrière) pour exploiter l’idée. Attention, en phase d’exploitation, si aucune revue n’accepte de publier vos articles révèlant à la face du monde médusé toute la beauté de votre vision, c’est que votre idée, ben en fait, c’était quand même une idée de daube. Auquel cas, le mieux est de retourner directement en phase 1. (Au cas où vous auriez un doute, je précise que vous ne passez pas par la case Nobel et que vous ne touchez pas 20 0000 francs.)

Tout ça pour vous dire qu’actuellement, je suis plutôt en phase 1 ; ce qui me laisse pas mal de temps pour follâtrer allègrement sur le web et que vu l’entrain que je mets à trouver ma prochaine idée, cela risque de durer encore un certain temps... Mais je vous promet de vous tenir au courant de la moindre de mes découvertes inutiles parce qu’après tout, c’est quand même vos impôts qui paient mon salaire et à force, vous risquez d’en avoir un peu marre de voir votre généreuse contribution à l’effort national pour le rayonnement de la France à l’étranger ainsi dilapidée en divagations webloguesques au mépris de toute rigueur économique.

Je vous béni et n’ai de cesse de louer votre munificence proverbiale.

[1] nom d’un illustre inconnu dont vous n’apprenez l’existence que pour le haïr viscéralement

[2] nom d’une revue que vous ne connaissiez pas de toute façon

[3] notez bien que je n’ai rien contre les shampoinneuses, elles sont bien au-dessus des huissiers dans l’échelle de l’évolution

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  • Parfois elles se mangent aussi
    11 mars 2005, par Lola | URL

    Tres bon resume. Mais j’aimerais ajouter quelques precisions si vous me le permettez.

    Si la phase 4 est effectivement la plus excitante, au point de generer des reveils en sursaut au beau milieu de la nuit pour brancher l’ordinateur et tester l’idee lumineuse (c’est la nuit, c’est pour ca) qui vient de germer dans votre genial cerveau toujours actif meme en phase de sommeil paradoxal, il convient d’insister sur le fait que la phase 5 est souvent generatrice d’ennui : verifications des resultats 12000 fois, corrections d’erreurs, estimations des biais de mesures, mise au points de methodes independantes pour tester la coherence des resultats, bataille avec les collegues "ils sont pourris tes resultats non meme pas vrai c’est toi..." et j’en passe.

    Si bien qu’au bout d’un temps non-negligeable mais pas necessairement tres long non plus, ca gonfle. A partir du moment ou le seuil de lassitude est atteint, et sans se soucier de savoir si l’idee est reellement publiable, le chercheur s’empresse de refiler son boulot de daube a un pauvre thesard innocent et plein de fougue fraichement debarque en lui faisant croire qu’il vient de se faire offrir la cle magique qui ouvre les portes du CNRS. Le chercheur peut alors se replonger activement en phase de glandage 1, et ce l’esprit tranquille car s’il s’averait par miracle que son thesard arrive a tirer quelque chose du tas de boue que l’on vient de lui refiler, et bien de toute facon le credit sera attribue au chercheur parce qu’apres tout c’est lui qui avait eu l’idee en preums. Dans mon domaine, on appelle ca le "No Lose Theorem".

    Ce sera tout. Merci de votre attention.

    • > Parfois elles se mangent aussi
      12 mars 2005, par jMax
      Merci Lola. C’est à ça qu’on reconnait les vrais chercheurs (chercheuse en l’occurrence) des clampins de la recherche : une analyse totale et fouillée de chaque question. Dans mon billet, je n’avais effectivement qu’à peine évoqué le rôle du thésard dans le processus de recherche. Or celui-ci est prépondérant puisque le thésard est à la fois la cheville ouvrière, l’homme à tout faire, et éventuellement le souffre-douleur tout désigné de la recherche. Le No Lose Theorem a encore de beau jours devant lui.
  • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
    12 mars 2005, par Folie Privée | URL
    Donne moi ton métier !
    • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
      12 mars 2005, par jMax

      D’accord, mais alors tu me promets de ne jamais enseigner la technologie des collier de nouilles parce que, sans vouloir te vexer, t’as pas l’air douée...

      (C’était juste une manière de te dire à quel point j’ai trouvé ce gag excellent... Pour ce qui le ne l’ont pas encore vu c’est , en haut à droite)

      • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
        13 mars 2005, par Folie Privée | URL
        C’est parceque je suis une artiste...  :)
  • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
    13 mars 2005, par Kate | URL
    Et on cherche quoi ? La Vérité ? La preuve de la philosophie quantique ? La pierre philosophale ? Trouve-t-on jamais ?
    • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
      13 mars 2005, par jMax

      Ce qu’on cherche ? Et bien en fait ça dépend beaucoup du contexte, mais globalement :
      Quand on fait de la recherche fondamentale, comme Lola, on cherche à mieux comprendre le monde. On y trouve souvent des implications philosophiques (notament en physique) qui ne seraient pas pour te déplaire me semble-t’il (à propos du réel, des notions fondamentales de temps et d’espace, etc.). Mais elle t’en parlera certainnement mieux que moi.
      Quand on fait de la recherche appliquée, comme moi, on cherche à inventer ou à améliorer des outils ou des technologies destinées à accommlpir une tâche donnée. La vision idéaliste serait de dire qu’on cherche à améliorer la vie des gens ; la vision cynique serait de dire qu’on cherche à faire gagner de l’argent à quelqu’un quelque part. Quoi qu’il en soit, dans la recherche appliquée, à l’inverse de la recherche fondamentale me semble-t’il, c’est en général plus dans la méthode que dans la finalité qu’on trouve son plaisir et sa motivation. Par exemple, moi, j’ai toujours aimé faire de la géométrie. C’est mon truc. Y’en a, c’est les étiquettes de boîtes de camembert, moi, c’est la géométrie. C’est comme ça. Et bien j’ai la chance d’avoir trouvé un domaine de recherche où je fais quasiment que de la géométrie. En l’occurrence, la finalité (qui est d’améliorer certains moyens de production industrielle), je m’en moque un peu, pour ne pas dire beaucoup.

      Trouve-t-on jamais ? Ben si on trouve un peu de temps en temps, quand même... il faut bien justifier notre salaire ;-) Blague à part, chaque réponse apporte normalement tout un lot de nouvelles questions, donc non, on n’aura jamais **tout** trouvé (à moins que Lola finisse de nous plier la Théorie du Tout entre la poire et le fromage :-) Tu t’y mets Lola ? ). Mais chaque réponse apporte aussi la satisfaction d’ajouter une pierre à l’édifice, au géant qu’avait imaginé Newton (« Si j’ai pu voir plus loin, c’est que j’étais juché sur les épaules d’un géant »). L’idée n’est donc pas tant de *tout* voir (sauf à rentrer dans des considérations mystico-philosophiques) mais de voir toujours plus loin...

  • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
    14 mars 2005, par LudovicD

    Ah ben ah ben... dès que j’ai lu ça, je me suis souvenu d’un texte qui décodait le langage des publications scientifiques. Alors, même si il est peut-être déjaà connu, je le mets là. En anglais mais j’espère qu’il amusera quand même... !


    The Language of Science and Medical Reports

    The following list of phrases and their definitions might help you understand the mysterious language of science and medicine. These special phrases are also applicable to anyone reading a Ph.D. dissertation or academic paper.

    "IT HAS LONG BEEN KNOWN"... I didn’t look up the original reference.

    "A DEFINITE TREND IS EVIDENT"... These data are practically meaningless.

    "WHILE IT HAS NOT BEEN POSSIBLE TO PROVIDE DEFINITE ANSWERS TO THESE QUESTIONS"... An unsuccessful experiment, but I still hope to get it published.

    "THREE OF THE SAMPLES WERE CHOSEN FOR DETAILED STUDY"... The other results didn’t make any sense. "TYPICAL RESULTS ARE SHOWN"... This is the prettiest graph.

    "THESE RESULTS WILL BE IN A SUBSEQUENT REPORT"... I might get around to this sometime, if pushed/funded.

    "IN MY EXPERIENCE"... Once.

    "IN CASE AFTER CASE"... Twice.

    "IN A SERIES OF CASES"... Thrice.

    "IT IS BELIEVED THAT"... I think.

    "IT IS GENERALLY BELIEVED THAT"... A couple of others think so, too.

    "CORRECT WITHIN AN ORDER OF MAGNITUDE"... Wrong.

    "ACCORDING TO STATISTICAL ANALYSIS"... Rumor has it.

    "A STATISTICALLY ORIENTED PROJECTION OF THE SIGNIFICANCE OF THESE FINDINGS"... A wild guess.

    "A CAREFUL ANALYSIS OF OBTAINABLE DATA"... Three pages of notes were obliterated when I knocked over a glass of beer.

    "IT IS CLEAR THAT MUCH ADDITIONAL WORK WILL BE REQUIRED BEFORE A COMPLETE UNDERSTANDING OF THIS PHENOMENON OCCURS"... I don’t understand it.

    "AFTER ADDITIONAL STUDY BY MY COLLEAGUES"... They don’t understand it either.

    "THANKS ARE DUE TO JOE BLOTZ FOR ASSISTANCE WITH THE EXPERIMENT AND TO CINDY ADAMS FOR VALUABLE DISCUSSIONS"... Mr. Blotz did the work and Ms. Adams explained to me what it meant.

    "A HIGHLY SIGNIFICANT AREA FOR EXPLORATORY STUDY"... A totally useless topic selected by my committee.

    "IT IS HOPED THAT THIS STUDY WILL STIMULATE FURTHER INVESTIGATION IN THIS FIELD"... I quit.

    • > Les feuilles mortes se ramassent à l’appel de la science.
      14 mars 2005, par jMax
      Je crois me souvenir que j’étais déjà tombé sur un truc de ce genre... mais loin d’être aussi complet...
      En tout cas merci de cet apport significatif à la l’accomplissement épanoui de la recherche française :-)